Kit de survie pour la fin d’un monde – Anno 2023

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Nous vivons une époque formidablement complexe. Ces derniers mois, ces dernières années n’ont pas manqué de nous ébranler dans nos certitudes : pandémie, guerre, réfugiés laissés à la rue, burn-out généralisé, sur fond de dérèglement climatique et d’extinction de masse de vivant sur la terre. Tous ces mots que l’on ne prononçait pas il y a seulement une décennie sont aujourd’hui des préoccupations omniprésentes.

On sent bien, même confusément, que l’on ne peut pas continuer comme avant, le « business as usual » n’est plus de mise. On voit les ressources naturelles s’épuiser, les gens se consumer au travail et dans une vie effrénée et par ailleurs les systèmes établis montrent chaque jour davantage leurs limites, qu’il s’agisse de l’organisation du travail, de nos modes de consommation et même du fonctionnement de nos états dits « de droit ».

Pour certains, les rêves qu’ils poursuivaient avec tant d’ardeur apparaissent soudain chimériques, d’autres ont le sentiment douloureux de « passer à côté de leur vie ».

Dans le même temps, beaucoup d’entre nous aspirent à se rendre utiles, à s’engager pour faire une différence, dans le monde et pour nos semblables.

Bref, qu’on se l’avoue ou pas, en ce début 2023, nous sommes tous passablement « paumés ».

 

Burn-out, « grande démission », désertion : ça ne va pas fort du côté du travail

 

Les épidémies de dépression et de burn-out ne cessent de progresser depuis plusieurs années, touchant des tranches de la population de plus en plus jeunes[1].

Dans le sillage du COVID-19, un autre phénomène a émergé, massif aux Etats-Unis et qui frappe déjà lourdement la France : celui de la « Grande Démission » [2]. Ayant pris de la distance et du recul vis-à-vis de leur travail, les travailleurs réalisent qu’ils ne veulent tout simplement pas revenir à la vie d’avant et quittent massivement leur poste.

Plus récemment, des jeunes diplômés se sont mis à « déserter » dès la fin de leurs études. Les uns après les autres, on a vu apparaître dans les médias leurs discours de fin de parcours universitaire dans lesquels ils annoncent qu’ils ne rejoindront pas les entreprises et les systèmes voués à détruire la planète, la santé ou le lien social. Ils font le choix de déserter les carrières pour lesquelles ils ont été préparés tout au long de leurs études, pour se lancer dans d’autres métiers plus en phase avec leurs valeurs et leurs aspirations [3]

Tous ces éléments semblent converger vers une conclusion : il est urgent de repenser le travail, et comme on le dira ci-après, sa logique économique sous-jacente, tels que nous les avons conçus, organisés, structurés et investis jusqu’à présent.

 

Stop au « toujours plus »

 

Dans la droite ligne des signaux que l’on vient d’évoquer et plus fondamentalement encore, on perçoit, comme une lame de fond, une remise en question de notre course au « toujours plus » : travailler plus, faire grandir son activité, faire croître le PIB, faire plus de sa vie et courir, sans relâche, après le temps.

Nous sommes en train, collectivement, d’éprouver les limites de la vie humaine, de notre capacité de résistance, de notre santé, en même temps que les limites de la planète et des ressources qu’elle peut nous offrir.

Un basculement est à l’œuvre, de l’envie de plus vers l’envie de mieux, vers moins d’« avoir » et plus d’ « être », vers plus de présence à cette vie, la nôtre, qui s’écoule et ne reviendra pas, vers plus de conscience de la fragilité du vivant [4]

A y regarder de plus près, beaucoup de choses qui nous semblaient désirables ou nous faisaient rêver sont tout bonnement en voie de « ringardisation ».

Vous avez certainement entendu parler de la tendance du « quiet quitting », terme qui nous vient des Etats-Unis et que l’on pourrait traduire par « démission silencieuse ». La démarche consiste à rester en poste mais à refuser d’en faire plus que nécessaire, sans « tout donner » pour ce travail. En bref, on fait ce qui est attendu de nous dans la fonction ni plus, ni moins. Travailler plus, même pour « gagner plus », c’est dépassé.

Beaucoup d’indépendants et d’entrepreneurs qui lisent ces lignes seront frappés d’effroi et d’indignation en imaginant leurs collaborateurs se comporter de la sorte. Qu’ils se rassurent: c’est sans doute une attitude plus rare chez les recrues qui choisissent une carrière au barreau par exemple.

Cependant la réflexion que porte en elle cette démarche de quiet quitting n’est pas inintéressante. Pourrait-on se dire, à un moment donné, que l’on a « assez » de travail et de revenus pour se permettre de « stabiliser » son activité à ce niveau et d’œuvrer à la pérenniser telle qu’elle ? A quel moment peut-on considérer que l’on a travaillé assez pour la semaine et que le reste attendra lundi ?

Epinglons à ce sujet l’intéressante mise en perspective du professeur de sociologie à l’UCLouvain, Bernard Fusilier, pour qui le quiet quitting peut être une manière de s’inscrire dans un « système de travail soutenable » plutôt que dans un schéma de travail intensif « qui épuise les ressources, y compris les ressources humaines » [5]

Certes la situation des avocats et des médecins n’est pas comparable en tous points, toutefois je me rappelle bien du moment, il y a une dizaine d’années, où mon médecin généraliste, que je recommandais chaleureusement à tout mon entourage, m’a annoncé qu’il ne prenait plus de nouveaux patients. Son emploi du temps était suffisamment rempli par sa patientèle actuelle et, s’il voulait rester le médecin compétent, disponible et humain que nous avions connu jusque-là, il devait fixer une limite à son développement.

A cet égard et pour l’avoir éprouvé personnellement quand j’étais au barreau, la facturation horaire (et le « time sheet » qui va avec) s’avère très pernicieuse, voire perverse: chaque heure de vie ou presque ayant son équivalent en termes « facturables », tout moment peut devenir l’objet d’un arbitrage (inconscient) entre la gratuité et le gain. Dans ces journées toutes potentiellement monétisables, on délègue, à moindre coût, les tâches « triviales » de la vie quotidienne – soit – mais qu’en est-il de ces activités, pour soi, en famille, et dans toutes les sphères sociales qui nous entourent et nous constituent et nous édifient en tant qu’être humain ? Je pense à la vie du quartier, de la commune, à l’école des enfants, sans parler des activités plus sociales ou engagées.
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Chercher du sens (au bon endroit)

 

Comme constaté dans les premières lignes, notre époque ne manque pas de nous remettre profondément en question, jusqu’à parfois nous faire vaciller, nous et nos repères, nous et nos certitudes.

On parle beaucoup de la « quête de sens » chez les jeunes générations de travailleurs et ce mot « sens » est intéressant, puisqu’il désigne à la fois la cohérence, le fait d’être relevant et signifiant, et aussi la direction/le sens de la marche.

Cette aspiration à trouver du sens me paraît en réalité très répandue dans toutes les tranches d’âges, si ce n’est que beaucoup d’entre nous la refoulons largement, pour notre confort et notre tranquillité d’esprit.

Cette quête est par ailleurs légitime et souhaitable, toutefois il serait dommage et dangereux qu’elle se retrouve, comme toute entière dirigée vers le travail.

On nous enjoint, à grand renfort d’ouvrages et d’articles sur le sujet, à trouver notre « mission de vie » (« life purpose »), le métier-passion, pour lequel nous sommes intrinsèquement destiné, qui nous permettrait de nous réaliser et de trouver l’épanouissement durable.

Ce « Graal » serait, à peu de chose près, la raison de notre incarnation sur terre.

Je suis la première à considérer que je me réalise en grande partie dans mon travail, néanmoins l’écueil est grand de surinvestir la sphère professionnelle, certainement lorsqu’il s’agit de « trouver du sens ».

Prenons par exemple le concept d’« Igikaï », souvent utilisé pour structurer la réflexion sur cette fameuse question « pour quoi on est fait dans la vie ». Dans son sens exact, il désigne pourtant un sentiment personnel, furtif ou plus durable, de bien-être, un sentiment qui s’apparente à la joie d’être en vie et qui nous dit : « la vie vaut la peine d’être vécue ». Les Japonais diront « je me sens Igikaï », en pratiquant une activité qui leur plaît, ou simplement un petit rituel personnel, mais aussi en contemplant la nature ou en passant du temps avec leurs amis ou en famille[6].

Bref, le sens que nous cherchons ne se trouve pas nécessairement dans le travail et même peut-être précisément dans « tout le reste » hors du travail, ou notre travail n’est en réalité qu’une partie d’un ensemble plus vaste de choses qui comptent à nos yeux, choses qui sont probablement vouées à varier et évoluer au fil de notre vie.

 

Alignement et résonance – ajustements et moments de rupture

Les sages grecs l’avaient compris depuis très longtemps, un de nos buts dans l’existence devrait être d’apprendre à bien nous connaître nous-mêmes (« gnôthi seauton »).

L’idée est de se connaître, d’être au clair avec soi, non pas pour rester dans la contemplation narcissique béate et stérile de notre personne, mais précisément comme on l’a dit juste avant, pour percevoir ce qui fait « sens » pour nous et guider nos choix de vie.

Dans ce processus continu d’ajustement, deux concepts m’intéressent particulièrement, celui d’alignement (tiens donc !?), d’une part – même s’il est devenu fort « tarte à la crème » – et celui de résonance, d’autre part.

On peut définir l’« alignement » comme le mouvement de mise en cohérence de nos actions et nos choix avec nos aspirations profondes et nos valeurs cardinales.

Quant à la « résonance », concept théorisé par le sociologue allemand Hartmut Rosa[7], c’est cette qualité de rapport au monde qui nous permet d’être touché et transformé par celui-ci, et d’agir en retour avec justesse.

Concrètement, cet ajustement prendra souvent la forme d’oscillations, pour rester en cohérence avec soi-même et avec ce que l’on perçoit du monde qui nous entoure.

Et il arrivera aussi qu’il implique de bifurquer, de prendre des grands virages, de changer de cap.

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Suis-je sur la bonne voie professionnelle ?

 

Quand le centre de gravité du questionnement est d’ordre professionnel, et c’est là que j’ai le plaisir d’intervenir, voici une base de réflexion que j’aime proposer [8]

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Talents/Forces : Quels sont mes talents clés et mes forces naturelles, à savoir les activités que je fais bien sans effort et qui me donnent de l’énergie, dans lesquelles je peux m’absorber en perdant la notion du temps et que je pourrais répéter à l’infini sans me lasser. L’idée est ici de partir de ses zones de virtuosité naturelles et de les mettre au centre de la réflexion.

Une personne sera par exemple très douée naturellement pour structurer, coordonner et planifier les choses, une autre aura une intuition très puissante pour comprendre les situations et/ou les gens, une autre encore aura un sens de l’analyse implacable…

Une sous-question à celle des talents/forces est celle de savoir au service de qui je peux mobiliser le mieux ces talents/forces :

1. Ai-je besoin d’être directement au service des bénéficiaires, usagers, clients ? Ai-je besoin d’être « en première ligne » et de les rencontrer, comme par exemple un médecin, un avocat, un professeur, …

2. Ou bien suis-je heureux de faire partie d’une organisation/entreprise ayant une certaine finalité, à laquelle je contribue, sans pour autant être au contact des bénéficiaires/clients/usagers (exemple : je travaille comme juriste chez Unicef mais je ne suis pas envoyé en mission sur le terrain)

3. Suis peut-être même encore plus motivé par l’idée de contribuer à un niveau plus large encore, sociétal (mais aussi plus abstrait), comme en étant engagé en politique par exemple, ou en tant que chercheur et faire avancer la science en général ?

Est-ce que je me sens mieux dans la configuration 1, 2 ou 3 ?

Schématiquement, on répond ici aux questions « Quoi » et « Pour qui ? »

Valeurs : On s’intéresse maintenant au « Comment » et au « Pourquoi »

Le « Comment » recouvre un champ très large, qui va de

– la culture de mon environnement de travail (exemples : confiance vs contrôle vis-à-vis des collaborateurs, ou bien ai-je besoin de pouvoir prendre un long temps d’analyse ou au contraire j’aime travailler sous adrénaline et en externe : je préfère un positionnement plus social ou au contraire, attirer des clients « haut de gamme »), à

– ce dont j’ai besoin pour être heureux dans mon travail (par exemple : esprit d’équipe, sécurité financière…)

Le « Pourquoi », c’est ce à quoi je contribue dans mon travail, quelle est sa finalité, quels intérêts est-ce que je sers ? Par exemple, dans mon rôle d’avocat, je me sens un acteur de l’Etat de droit ou, en tant que professeur, je sers l’intérêt général en formant les générations futures de citoyens.

Valorisation/contrepartie : Dès lors que l’on ne cherche pas ici un « hobby », un « passe-temps » mais un travail, c’est-à-dire avant tout un moyen de gagner sa vie, se pose la question plus terre-à-terre mais cruciale du « combien je gagne ». Cette activité est-elle rentable, cette allocation de mon temps et de ma force de travail me permet-elle d’avoir un niveau de revenus suffisant pour vivre la vie que je désire ?

On répond ici à la très prosaïque question du « Combien ».

A la dimension de la valorisation purement financière, s’ajoute la valorisation symbolique. Bien que l’idéal serait de pouvoir en faire abstraction, avouons simplement que c’est notre ego qu’il s’agit de satisfaire ici. En termes de reconnaissance, de statut, est-ce que j’y trouve mon compte ?

Je peux, par exemple, témoigner à titre personnel de ce qu’il n’est pas aisé de faire le deuil du statut d’avocat, lorsque l’on décide de quitter le barreau, tant « être avocat » finit, qu’on le veuille ou non, par faire partie intégrante de son identité.

Après exploration de ces 3 sphères (Talents, Valeurs et Valorisation), lorsque l’on parvient à se trouver quelque part à leur intersection, on peut raisonnablement estimer que l’on tient une option de carrière qui semble « juste pour nous à ce moment de notre vie ».

 

Conclusion

 

Le début d’une nouvelle année est souvent un moment propice à l’introspection : qu’ai-je envie d’en faire de cette année ? Quand j’y repenserai plus tard, comment ai-je envie de me souvenir de cette année (« 2023 était l’année où… »).

Les premiers mois de l’année c’est aussi souvent l’hiver qui se traine… et nous aussi. Il y cette « grosse fatigue », ce blues, que l’on connaît bien mais qui se dissipe déjà dès les premiers jours ensoleillés de février.

Et parfois c’est une fatigue qui insiste, ou au contraire une agitation peu familière, et il est alors particulièrement intéressant de prendre le temps d’écouter ce qui se dit en nous.

Ai-je assez dans ma vie de ces choses qui donnent de la saveur et de la profondeur à mon existence ?

Suis-je encore en phase avec moi-même et avec ce que je perçois du monde ?

Qu’est-ce qui va me donner envie de me lever tous ces matins de 2023 ?

Voilà, c’est ce que je nous souhaite pour cette année à venir, ce genre de petites vérifications de temps à autre avant de remettre le nez dans le guidon.

***

[1] Les incapacités de travail de longue durée (plus d’un an) pour cause de dépressions et burn-outs ont augmenté de 46,35 % en 5 ans, entre 2016 et 2021. Ces maladies sont la cause de près d’un quart des incapacités de travail de longue durée.

La tranche d’âges 50-64 ans reste la plus touchée, cependant l’augmentation la plus forte est celle des invalidités pour dépression ou burn-out dans la tranche d’âges 25-39 ans des travailleurs indépendants (+20 % en 2021, +151 % sur 5 ans). Données publiées par l’INAMI, www.inami.fgov.be

[2] En 2021, quarante-sept millions d’Américains ont quitté leur emploi. La vague a ensuite déferlé sur la France: un demi-million de démissions rien qu’au premier trimestre 2022 : Vague de démissions : “Le rapport de pouvoir entre employés et employeurs s’est complètement inversé”, www.rtbf.be, 8 septembre 2002 mis à jour pour la dernière fois le 9 octobre 2022.

[3] Des agros qui bifurquent, « Appel à déserter la remise des diplômes AgroParisTech 2022 », YouTube, 10 mai 2022 ; Clément Choisne, « Discours de remise des diplômes 2018 Central Nantes », YouTube, 2018 ; Anne-Fleur Goll, « HEC Graduation – Quel rouage serez-vous ? », YouTube, 11 juin 2022 ; Celia, « Le discours de révolte des jeunes diplômés de Polytechnique », Brut, 25 juin 2022. En Belgique, voir aussi le discours de Pedro Correa, docteur en sciences appliquées, le 29 novembre 2019 lors de la cérémonie de remise des diplômes d’ingénieur civil 2019 à l’UCLouvain, YouTube, 2019.

[4] Je recommande très vivement la lecture de l’ouvrage de Th. Parrique, Ph.D, Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Seuil, 2022, 312 p.

[5] Le professeur ajoute “L’aspect négatif, c’est que cela peut être l’expression d’une insatisfaction, qui se traduit par une apathie professionnelle” ; « Le quiet quitting, ou l’art de faire le strict minimum au travail : L’énergie que j’investissais dans mon job, je l’investis désormais ailleurs », La Libre Belgique, 22 septembre 2022.

[6] Voir notamment, https://ikigaitribe.com/ikigai/ikigai-misunderstood/, juillet 2019.

[7] H. Rosa, « Résonance. Une sociologie de la relation au monde », Ed. La découverte, 2018, 544 p.

[8] Inspirée du livre Good to Great de Jim Collins, https://www.jimcollins.com/concepts/the-hedgehog-concept.html

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